LE TEMPS DES IMPOSTURES
J. C. Chabanne
L’idée principale
de votre série Kashmeer est de dénoncer justement l’hégémonie occidentale qui
écrase tout et en l’occurrence les traditions indiennes ?
M. Rouge
Oui absolument ! Dès le départ Je
prends le prétexte d’un occidental qui réalise l’imposture de la culture dans
laquelle il évolue. C'est-à-dire une culture destructrice et anti-spirituelle.
Initialement, mon idée était de prendre un étudiant en littérature, mais Le
Berre a préféré en faire un scientifique pour donner plus de contraste et
justifier l’intérêt des Services secrets. Notre personnage, Paul Stevens, fait
ses études dans une école de chimie à Paris et s’intéresse beaucoup à
l’intellectualité hindoue. Par exemple, il aime les échecs (qui nous viennent
des Indes), mais il s’interresse surtout à la culture indienne en général et il
rencontre justement une indienne, plus précisément, une métisse (dont le père, Richard bennett, fils d'un haut fonctionnaire anglais, a vécu toute son enfance à Kaboul). Après quelques manipulations effectuées par le réseau de l’un de ses
proches amis étudiant, il réalise qu’il est
piégé dans un circuit des services de renseignement qui tente de l’utiliser en tant que
chimiste, puisqu’il a mis au point un explosif extrêmement efficace qui intéresse de près le contre-espionnage français. Ces derniers veulent manipuler Paul et, voyant qu'il leur échappe, ils tenteront
de le créditer d’un attentat qu’il n’a évidemment pas commis. Dans le tome II, Les Têtes noires, il sera pris entre le
jeu du contre-espionnage et sa recherche désespérée de Gîta, la jeune métisse qui a
mystérieusement disparu à la fin du premier album et dont il s’est fortement
épris. Richard Bennett, le père de cette étudiante indienne, est parti en Inde à la fin des années 60, après avoir rejeté entièrement la culture de son père. A travers toutes sortes de pérégrinations dans le nord de l' Inde, puis
au Cachemire, le jeune français va alors tenter de retrouver cette femme en
partant à la recherche de sa famille dont il ne sait strictement rien. Voilà
pour l’histoire. Mais, j’ai voulu mettre la dedans une dénonciation directe de
ce que font actuellement les services français en accointance avec les services
américains. Ces malfaisants sont capables de faire des choses véritablement
sinistres dans le but de déclencher des conflits ethnocidaires et de s’ingérer
dans les affaires du monde. Aujourd’hui les dirigeants américains veulent
imposer leur vision de l’existence et n’hésitent pas pour cela à semer la terreur
partout là où ils le peuvent sous le prétexte fallacieux d’amener la
démocratie. Aujourd’hui, un nombre grandissant de personnes se rendent compte
que derrière cette prétendue démocratie se cache le dollar et une culture des
instincts les plus bas. Certains, parmi ces gens qui refusent de se soumettre
au dictat des nations dominantes, savent qu’il s’agit d’une guerre contre tout ce qui représente
l’« orthodoxie traditionnelle », en l’occurrence l’Islam traditionnel (et non les
déviations que les médias nous montrent) lequel aujourd’hui, est une cible
prioritaire en raison de sa vitalité et de la résistance naturelle de sa communauté dans tout le monde musulman. Bennett fait partie
de ces rares personnes qui ont non seulement pris conscience de cet état des choses,
mais, en ont également tiré toutes les conséquences. Ors, Paul Stevens, lui non plus, ne veut pas entrer dans le tissu de ce monde moderne ou
(post-moderne comme le nomment maintenant quelques idéologues) et sa rencontre
avec Gîta sera l’occasion d’en sortir et de trouver sa voie. Il affrontera pour cela queques épreuves au sens propre du terme.
J. C. Chabanne
Ces éléments
seront dévoilés dans le second tome qui sortira bientôt ?
M. Rouge
Concernant la « culture hindoue »,
je n’ai glissé que des informations très générales. Mais le lecteur comprend
que Stevens, théoriquement, connaît bien l’Hindouisme ; il sait ce
qu’est le Tantrisme. On peut le comprendre notamment lors de la séquence où il étudie
le sanskrit à l’INALCO (dont j’ai restitué fidèlement les locaux, rue de
Lille). Il a saisi l’importance des sciences traditionnelles encore vivantes
aujourd’hui, en Inde et au Cachemire ou ailleurs dans des cercles plus
restreints et encore préservés, comme jadis le soufisme en Afghanistan, auquel
je fais allusion dans la rencontre de Stevens avec le commandant afghan Hajjî.
Vous savez sans doute que les échecs nous viennent des hindous, mais également, les sciences cosmologiques, la notation arithmétique, l’architecture etc. De
nombreuses racines des langues grecques et latines et autres langues dites
indo-européennes proviennent du sanskrit. La Chine et l’Inde sont les berceaux
de « La Science traditionnelle » qui, elle-même, est à l’origine de
toutes les sciences occidentales de l’époque médiévale, et aussi de celles qui
sont complètement dégénérées comme les sciences modernes. Dans Les Têtes noires, le second tome qui va
bientôt paraître (peut-être fevrier 2015), on découvrira les épreuves qu’affrontera Stevens pour mériter
Gîta, et partant, son « initiation Tantrique ».
J. C. Chabanne
Vous êtes à
l’initiative de toute l’histoire de « Kashmeer » ?
M. Rouge
Oui, Le projet date d’il y a presque vingt
ans. J’avais dessiné dix pages à l’époque où Greg me livrait ses scénarios au
compte goutte. J’en ai posté deux sur ce blog qui ont étés mises en couleur par
mon fils (Corentin Rouge), mais ce projet, qui s’inspirait d’une idée extraite du
roman Les Visages immobiles de Raymond Abellio était encore un peu confus et manquait d’organisation. J’ai donc fait appel à Fred Le Berre qui a repris l’ensemble
et découpé le récit. Nous avons également travaillé tous les
dialogues.
J. C. Chabanne :
Pour vous, la
réalisation de ce second volet se fait dans la douleur. La série risque de
s’arrêter là ?
M. Rouge :
Effectivement, ça n’a pas tellement marché
et l’éditeur a décidé de passer de trois tomes à deux. Mais ce qui est
réellement dommage, mais très significatif sur le fond, c’est que l’histoire
n’intéresse que vraiment très peu de monde. Ce genre de récit aurait peut-être eu
plus de succès dans les années soixante-dix, comme ceux que Cosey commençait à
produire à l’époque.
J. C. Chabanne :
« Kashmeer »
est un projet avorté alors ?
M. Rouge :
Non, l’histoire se termine avec second tome,
Les Têtes noires. Il faudrait un
miracle pour que les consommateurs de bandes dessinées lisent enfin ce qui
remet en cause l’idéologie ambiante à laquelle ils sont complètement
identifiés. Il est vrai que ce que nous racontons ne va pas dans le sens de
l’histoire puisque nous mettons en scène les manigances et autres impostures
des états dominants. Je vous ferais remarquer que ces « manigances et
autres impostures » qui se concluent toutes actuellement par des
destructions délibérées à l’arme lourde de l’Orient géographique, ne suscitent
guère de réactions, et c’est peut-être ce qui, pour moi, est le plus inquiétant
aujourd’hui. Cela permet d’ailleurs de mesurer aussi l’extraordinaire puissance
de la propagande médiatique. J’essaye aussi de montrer ce qu’est l’Orient par
rapport à la grossièreté occidentale. Pourtant, durant un temps, pendant les
années soixante-dix, on a vécu un climat de mode avec l’Orient, l’Inde etc. Mais le "mouvement" contre-culturel de cette époque venait des anglo-saxons, il était composite et
superficiel, et sur le fond, constitué de protagonistes d’une ignorance crasse,
tels ceux qui "faisaient la route" à la fin des années soixante. Maintenant tout
est inversé, sauf l’ignorance crasse qui s’est mondialisée. Pour schématiser,
le projet des Etats-Unis (ou plus exactement du « contre-empire ») consiste, dans un
premier temps, le nôtre actuellement, à mettre aux pas l’Orient géographique
sans se préoccuper de sa « civilisation » ni de ses peuples, et, dans
un deuxième temps à venir, de le liquider définitivement pour le remplacer par des
sujets consommateurs de produits exclusivement industriels, en clair :
détruire le monde traditionnel pour imposer, à l’échelle mondiale,
cet « homme nouveau » que tout le monde sent venir, cet individu
interchangeable, sans aucune dimension spirituelle, au service exclusif de la
machine financière internationale… Cela s’appelle un désastre, au sens
rigoureusement étymologique du terme (c'est-à-dire ; "délaissé par les astres"). N’est-ce pas les hindous qui disent :
« Quiconque sacrifie à un dieu devient la nourriture de ce dieu » ?…
C’est d’ailleurs précisément ce type de « chute » que la tradition
hindoue, et elle n’est pas la seule, a prévu depuis des millénaires avec la
théorie des Cycles humains et des quatre Ages de l’humanité décrites dans les Puranas.
J. C. Chabanne :
Comment vous
projetez-vous dans l’avenir ?
M. Rouge :
Vous savez, il ne faut pas trop compter sur
le soutien des éditeurs. Aujourd’hui on ne les intéresse que dans la mesure où
on est susceptible de vendre au-delà de dix-mille exemplaires. Mais dix-mille,
ce n’est rien. On ne vit pas avec ça. Un dessinateur ne commence à respirer
normalement qu’en franchissant la barrière des trente ou quarante-mille
exemplaires. En dessous de dix-mille, ce n’est plus possible. Le Berre est très
déçu, mais par ailleurs, il peut consacrer son temps pour d’autres activités
qui lui permettent un autre salaire, ce qui n’est guère possible pour le
dessinateur qui doit passer beaucoup plus de temps que le scénariste à la
réalisation d’un album. J’ai apporté le plus grand soin à ces deux volumes de Kashmeer,
et ce que nous avons réalisé avec Le Berre est, à mon point de vue et de très
loin, le plus intéressant au regard de tous mes autres titres.