J. C. Chabanne
Les Ecluses du Ciel est la série qui vous a
révélé au public ?
M. Rouge
A l’époque où j’ai
commencé Les Ecluses, j’étais en
relation avec Rodolphe. Auparavant, nous avions réalisé Les légendes de l’éclatée, une histoire de science-fiction un peu
spéciale de soixante pages. La continuité avec Rodolphe était donc logique. Je
ne connaissais que lui à l’époque, en dehors de Lob qui m’avait refusé Le Transperceneige suite à un essai de
deux planches commandé par l'intermédiaire de Mougin qui venait de fonder la revue (A Suivre)... chez Casterman. Entre temps, j’avais fait un stage chez Jean Giraud et encré
quelques pages de La longue marche.
Donc, Rodolphe m’a présenté le projet et j’ai accepté. A la fin du troisième
album, j’ai compris que devais mettre un terme à cette aventure. Reste qu’au niveau
du dessin, j’y ai fait mes premières armes. Mais, au fond, je désirais travailler sur
quelque chose qui ait plus de sens. L’histoire de Rodolphe était l’adaptation
d’un conte sur la ville d’Ys, traitée d’une manière assez simple pour les adolescents.
Par contre, les trois albums se sont bien vendus, surtout en Bretagne ;
finalement, chaque titre a cumulé 40.000 exemplaires, (ce qui serait plus qu'un simple succès aujourd’hui), d'autant qu'il n'y avait aucune violence gratuite. Par ailleurs, ce
que je déplore de plus en plus dans la pratique courante de la relation scénariste-dessinateur, c'est l'absence de toute collaboration possible au niveau
du scénario. Le dessinateur devrait être plus qu'un simple exécutant, et travailler de concert avec le scénariste ; un scénario doit s’adapter
au fur et à mesure, selon les situations ressenties par le dessinateur, même si les grandes lignes sont
définies une fois pour toute. Avec Rodolphe, Cothias, et Greg, quand le scénario
est écrit, c'est devenu une totalité inaliénable ; on ne peut plus toucher un mot. Pour moi, il manque là quelque chose de substanciel.
J.
C. Chabanne
Connaissez-vous
François Allot, le dessinateur qui a repris la série ?
M. Rouge
Oui je l’avais rencontré. Il espérait, avec
cette reprise, avoir un travail régulier. Il était assez lent, encore plus que
moi, mais rempli de bonne volonté.
J. C. Chabanne
Avez-vous lu la
suite de la série ?
M. Rouge
M. Rouge
Non ! De même que mes trois albums, je
ne les ai jamais relus ! A part quelques planches isolément, comme ça, de
temps en temps… Je me suis d’ailleurs rendu compte que ce n’était finalement
pas aussi mauvais que je me l’étais imaginé alors ! Par contre, j’ai relu
des passages de mon travail sur Frontière
sanglante (Marshall Blueberry) avec Giraud, et là je suis resté
étonné de la performance narrative, non pas le scénario, que je trouve au fond
plutôt insignifiant. Pour la mise en page, Giraud m’avait donné un cahier
d’écolier avec toutes les pages « roughfées » ; j’ai repris
minutieusement toutes les indications. Giraud est aussi un grand technicien du
découpage. Personne n’est au dessus de lui à ce jour… sauf peut-être, d’une
certaine manière, le dessinateur de Largo Winch. Sur le plan du découpage, on
peut même dire que Francq est parfois plus serré et efficace. Par contre son
dessin n’est pas très beau. Il reste au service de sa narration, sans plus.
Imaginez un découpage de Francq avec un très grand dessinateur, ça
donnerait quelque chose de remarquable !
J. C. Chabanne
Au début des années
80, il y avait peu de séries dites d’Heroic Fantasy. Est-ce que votre travail
sur Les écluses… a joué un rôle
précurseur ?
M.
Rouge
Je ne pense pas. A l’époque il y avait La Quête de l’Oiseau du temps qui était
en gestation, A cette époque, je fréquentais Loisel et Le Tendre et je connais bien
leurs conceptions des choses. Contrairement à eux, l’Heroic Fantasy n’est pas
du tout mon univers, je n’y crois pas. Tout ce qui est merveilleux, fantastique, science-fiction, d’une façon
générale, je ne marche pas. Je ne suis pas du tout motivé graphiquement par l’imagination.
Ce sont les personnages et les décors dits « réels » mis en page comme
s’ils étaient filmés qui m’intéressent vraiment. Les Ecluses du ciel n’ont donc rien de précurseur, cette histoire se
voulait fidèle à un conte, comme la série Les
Héros cavaliers, sur le plan formel, se voulait fidèle à une époque. Je ne
désirais rien inventer, juste restituer un récit dans un climat réaliste.
J. C. Chabanne
Comment s’est passé
la reprise de Comanche avec Greg ?
M. Rouge
Quand Michel Greg m’avait appelé, j’avais cru
à une blague de mon ami le dessinateur Frédéric Garcia qui passait son temps à nous faire des
appels téléphoniques en imitant des voix... Après les « Héros cavaliers »,
ma technique était devenue assez réaliste pour passer aisément au western. Les
trois premiers Comanche sont graphiquement mes meilleurs albums. La
collaboration s’est très bien déroulée ; il fallait seulement accepter de
ne même pas changer une virgule aux dialogues. Avec Rodolphe, c’était la même
chose, comme je viens d'y faire allusion, mais on aurait pu améliorer, contrairement aux dialogues de
Greg. Les textes de Cothias sont assez savoureux, mais c’est un peu de
l’esbroufe. Greg, par contre, était un vrai dialoguiste. Relisez avec
attention, vous verrez, c’est très bien écrit ! Il faut remarquer que c'est un fait rare en bande-dessinée. A part le genre humoristique, les dialogues des récits réalistes sont plutôt moyens. Van Hamme fait parti des rares exceptions.
J.
C. Chabanne
Est-ce qu’il
est difficile de s’adapter aux héros de Hermann ou de passer derrière son style
de dessin plus particulier ?
M. Rouge
Non pas du tout parce que Hermann n’est pas
de mon école. Je n’ai repris que le physique des personnages, je ne me suis
référé à aucun dessin d’Hermann. D’ailleurs, on me l’a reproché mais je n’ai
pas sa technique particulière. Il a une manière de raconter qui est très
fluide, très performante, et il est un des meilleurs raconteurs d’histoire,
mais, sur le plan graphique, je ne pouvais pas m'en m’inspirer.
J.
C. Chabanne
Reprendre une série
signifie se mettre en danger dans son travail face aux critiques des lecteurs
ou aux comparaisons de style ?
M. Rouge
Je ne me suis jamais préoccupé de cela.
Autant Hermann est un auteur remarquable, autant c’est un dessinateur qui ne
m’impressionne pas du tout… dans le sens où son dessin est plutôt commun. On peut même
dire qu’il n’est pas très beau. Avec la référence" giresque", on peut avoir le sentiment d’être en mesure de reprendre n’importe quoi. Il
faut se souvenir, qu’à cette époque, chaque nouvel album de Blueberry était un
évènement. Giraud, était une référence majeure. Je lui avais même fait part de mon désir qu’il
fonde un atelier et forme des dessinateurs ; mais il
était trop indépendant d’esprit, il n’a jamais voulu rentrer là-dedans.
J. C. Chabanne
Cinq tomes de
Comanche avec Greg et le dernier pour finir la série s’est fait avec
Rodolphe ?
M. Rouge
Je n’ai même pas eu de choix à faire, c’est
lui qui s’est imposé. Je ne sais pas comment il y est parvenu, je n’ai rien eu
à dire mais, pour ce qui me concerne, j’aurais aimé que ce soit Van Hamme. Greg
et Van Hamme étaient amis. Dargaud a dû le contacter mais il a refusé. Il avait
sans doute ses raisons… ça ne l’intéressait pas. C’est ainsi que Rodolphe a
repris Comanche, contre toute attente, parce que je n’aurais jamais imaginé
Rodolphe sur un western. Au niveau des dialogues ça a chuté, sinon pour
l’histoire elle-même, il s’en est sorti de manière très honorable.
J. C. Chabanne
Vous avez répondu à l’appel au secours de Jean Giraud pour finir le troisième volet de Marshall
Blueberry après la « trahison » de Vance.
M. Rouge
Absolument ! C’est tout à fait ça !
Il était très mécontent que Vance ait abandonné Marshall. Il m’a appelé après
avoir choisi avec Vidal parmi plusieurs auteurs. Vance est un grand dessinateur
mais son dessin n’est pas du tout évolutif. C’est plutôt une écriture fermée et
codée de façon très systématique comme Graton ou Hubinon. Il m'était absolument impossible de reprendre ce style de dessin, d’ailleurs Giraud ne me l’a pas demandé. Au début,
il était un peu inquiet mais, je lui montrais tout ; je n’encrais qu'après qu’il ait
vu le crayonné. C’était un enseignement définitif. On apprend beaucoup sur un
découpage de Gir.
La Danse de Kali, série KASHMEER, p.17.
*Propos recueillis en aout 2014 par J.C. Chabanne, mis en ligne en
Octobre 2014 sur le site Actua. BD.
(A SUIVRE)…